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01/03/2008

À quoi bon la culture ?

J’ai donné à cet exposé un titre évidemment provocateur. Mais il me semblait que cette question brutale : « À quoi bon la culture ? », des jeunes gens et des jeunes filles, bref, des élèves, risquaient fort de la poser. C’est une question légitime, à laquelle il est bien difficile de répondre en deux mots, ou même en l’espace d’une conférence. La bonne réponse ne se donne qu’en l’espace de toute une vie, sans doute. La bonne réponse tient davantage dans une attitude que dans des arguments, et dans l’exemple que dans les discours. Cela dit, je ne crois pas qu’il soit tout à fait impossible d’argumenter à cet égard, y compris et surtout devant des gymnasiens (je rajoute Wikipedia : En Suisse, et dans nombre de pays germanophones ou ayant été sous influence germaniques, un gymnase est un lycée (le mot allemand Gymnasium ). désigne lui aussi un lycée). Le gymnase désigne donc un établissement d'enseigneùent secondaire du deuxième cycle qui délivre le certificat de maturité et le diplôme de culture générale.

Une bonne argumentation commence par la clarification des mots. Il faut donc commencer par savoir ce qu’on entend par « culture », aujourd’hui. Car si la question de l’utilité ou du sens de la culture s’est toujours posée, elle ne s’est pas toujours posée dans les mêmes termes.

Depuis quelques décennies, le mot de culture a pris un sens de plus en plus large et de plus en plus vague. Ou pour mieux dire, on s’est mis à parler de plus en plus des cultures au pluriel, et de moins en moins de la culture au singulier. Une acception sociologique du mot s’est substituée à l’acception humaniste. On reconnaît et l’on vante les cultures, c’est-à-dire les mœurs, les coutumes, les arts et traditions populaires, les manières de voir ou de vivre, les styles, les goûts, les modes. Les cultures, ce sont en somme les identités de tous et de chacun, sur toute la face de la Terre, et nous estimons que la préservation de toutes ces identités fait partie des droits de l’homme les plus fondamentaux.

Donc, vivent les cultures. Cette vision généreuse est en même temps une vision relativiste. Vivent les cultures, et à chacun sa culture. Un tel aime l’accordéon, un autre les Beatles, un troisième les musiques tibétaines ou le hard rock. Eh bien c’est ainsi, et il ne faut pas chercher à s’influencer ou à se convaincre les uns les autres, encore moins prétendre qu’une culture est supérieure aux autres.

Et c’est pourquoi l’on se méfie de la culture au singulier. Car dans la logique de cette égalité et de cette relativité de toutes les cultures, on soupçonne la culture de visées hiérarchiques, universalistes, donc dominatrices, pour ne pas dire impérialistes – la culture, que l’on identifie plus ou moins explicitement au culte des auteurs classiques, de la musique classique, de la peinture classique et des langues « classiques ». À moins que, plus vaguement encore, on ne l’identifie à tout ce que l’école enseigne ou tente d’enseigner… Or, au nom de quoi la culture prétendrait-elle remplacer les cultures ? Au nom de quoi imposerions-nous à des élèves d’aimer l’Antigone de Sophocle, le Requiem de Mozart ou la Madone de Filippo Lippi ?

Bien entendu, cette présentation des choses est caricaturale et simpliste. Mais ce simplisme et cette caricature mêmes font partie du problème. Et cette question : « Au nom de quoi » Mozart, je ne l’ai pas entendue dans la bouche d’un jeune élève, mais d’un adulte, enseignant de surcroît… Bien sûr, on pourrait se contenter de répondre que la culture ne consiste pas simplement à se pâmer devant Mozart, Sophocle, ou Filippo Lippi ; qu’elle ne consiste pas à réciter une liste de « chefs-d’œuvre » ou de « grands auteurs ».

Mais alors en quoi consiste-t-elle, et que vaut-elle si l’on n’est pas capable de démontrer à quiconque, jeune ou moins jeune, que l’écoute du Requiem de Mozart vaut mieux pour lui que celle d’un clip de MTV, ou de toute autre musique diffusée sur nos ondes, c’est-à-dire de toutes les musiques possibles et imaginables ? Pourquoi cela vaudrait-il mieux ? À quel point de vue ? Dans quel but ? Cela sera-t-il plus utile dans la vie, ou même simplement plus agréable ? Qu’en savons-nous ?

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Cette idée que toutes les cultures se valent et sont relatives, et que la culture humaniste est une espèce de monstre prétentieux et inutile, cette idée-là, qui est le plus souvent celle d’aujourd’hui, plonge ses racines très profondément dans notre histoire récente.

Le premier grand coup porté à la culture humaniste, il ne date pas d’aujourd’hui, mais de l’après-guerre. Après 1945, les tenants de l’humanisme ont bien dû reconnaître que leur culture n’avait pu endiguer la barbarie, et que la haute culture n’avait pas empêché la bassesse du XXe siècle. Bref, que les humanités n’avaient rien pu faire contre l’inhumanité. Et ce n’est pas un hasard si c’est à cette époque qu’un Claude Lévi-Strauss prononce devant les Nations Unies un fameux discours dans lequel il affirme l’égalité absolue de toutes les cultures humaines.

Juste après la guerre, c’était avec douleur et désespoir qu’on déplorait l’impuissance de la culture à nous rendre plus humains. Mais petit à petit, on en est venu à se détacher de cette culture humaniste, à ne plus la regretter ; à la considérer non pas comme impuissante mais comme tout simplement inutile, ou dérisoirement arrogante. Enfin, et je crains que nous en soyons là aujourd’hui, on a fini par ne plus très bien savoir ce que peut signifier la culture. On n’en parle plus guère, si ce n’est pour lui opposer un « à quoi bon ? » à peine provocateur, à peine ironique. Notre époque est dominée par deux choses : l’affirmation relativiste que toutes les cultures se valent, et la certitude matérialiste que la culture, si elle n’est pas nuisible, est en tout cas inutile, et ne sert pas le développement ni la croissance de nos sociétés modernes. Si la culture n’est plus réfutée au nom de son impuissance à endiguer la barbarie, elle l’est au nom de son incapacité avérée à accélérer la marche économique du monde.

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Si je prétends réaffirmer ici l’existence et la nécessité de la culture, il me faut prendre en compte ces différentes critiques, qui depuis 1945, se sont enchaînées les unes les autres, pour en arriver à ce que je dénonce comme une espèce d’ignorance matérialiste. Je reviens donc un instant, pour commencer, à la critique de l’après-guerre. Est-elle irréfutable ? Fallait-il, et faut-il renoncer à toute culture humaniste parce que la culture n’a pu empêcher la barbarie nazie ?

Je constate une chose : si l’on veut être équitable dans son jugement sur les horreurs du XXe siècle, ce n’est pas seulement la culture de l’Allemagne ou de l’Europe qu’il faut mettre en cause. C’est aussi sa morale, c’est aussi son éducation, c’est aussi sa religion. L’Europe de ce temps-là n’était pas seulement instruite et cultivée, elle était aussi pourvue d’une formation morale, imprégnée de religion. Ce qu’il faut donc dire pour être juste et complet, c’est que rien n’a pu empêcher la montée de l’inhumain dans l’homme. Rien de ce que l’homme a inventé pour se grandir et pour se garantir de la violence et de la cruauté, bref, de ce qu’on appelle le mal, rien de tout cela n’a pu empêcher le nazisme. Sans doute, Buchenwald, à deux pas de Weimar, met en question Goethe. Mais Auschwitz met en question Dieu lui-même.

Or, découle-t-il de cette mise en question de Dieu que l’homme n’a plus à enseigner la morale ni à cultiver la religion ? Évidemment non. Au contraire, on en a plutôt conclu que la morale et la religion, dans la première moitié du XXe siècle, n’étaient pas encore assez fortes dans les esprits et dans les âmes, et qu’il faut travailler à leur donner désormais plus de force. On ajoutera, pour être juste, que si la morale et la religion n’ont pu empêcher la barbarie, elles ont tout de même, dans de nombreux cas, atténué cette barbarie et permis à de nombreux individus de ne pas céder à la tentation de l’inhumanité. Bref, la morale et la religion n’ont pas empêché le nazisme, mais il n’est pas prouvé que leur impuissance contre le mal ait été totale. Or, si l’on fait ce constat à propos de la morale et de la religion, pourquoi ne le ferait-on pas à propos de la culture ? Le fait qu’elle ait échoué à empêcher la violence ne la discrédite pas à jamais et ne doit pas nous détourner d’elle à jamais. Qui sait si elle n’a pas ici et là, à l’instar de la morale et de la religion, servi quand même la cause de l’humain ? Sinon chez les bourreaux, du moins chez les victimes ? Un témoin des camps comme Primo Levi, dans son admirable Si c’est un homme, affirme que le souvenir et la méditation de La Divine Comédie ont pu l’aider à ne pas sombrer dans l’inhumanité à laquelle ses bourreaux voulaient le réduire.

Bref, si l’on veut taxer la culture d’impuissance à nous humaniser, il faut en agir de même avec la morale et la religion, ce que personne n’est prêt à faire. Il me semble donc que l’argument qui consiste à réfuter Goethe par Buchenwald n’est pas sans réplique, et, qu’à tout prendre, cet argument n’est pas réellement pertinent, parce qu’il isole indûment et injustement la culture de la morale, de la religion, de l’éducation, de tout ce qui, avec elle, contribue à la formation de l’homme.

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Mais je l’ai dit, nous n’en sommes plus là aujourd’hui. À la culture, on n’oppose plus l’inhumanité ou la barbarie. On lui oppose les cultures, et les nécessités du progrès économique. On ne comprend plus la culture comme une grandeur – même déchue, même impuissante. On ne la comprend plus du tout. Après la guerre, on pensait que la culture, hélas, n’avait pas servi à sauver l’humanité. Aujourd’hui on pense qu’il va de soi que la culture ne sert à… rien.

Tout au plus apparaît-elle comme une hiérarchisation arbitraire du monde et des valeurs, une vaine et absurde volonté d’imposer à autrui des goûts étroits et désuets. Si on lui donne encore une importance, c’est à titre de nuisance, de prétention, d’ennemie agaçante et dérisoire des cultures, et de frein à la bonne marche du monde. Bref, ce ne sont pas ses défaillances que l’on reproche à la culture, c’est son « arrogance » (un mot très prisé de nos jours). Ce n’est pas sa difficulté à exister, c’est sa prétention à exister. À cela, que répondre ?

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Je commencerai bien sûr par reconnaître, sans chercher à biaiser, qu’il n’y a aucun moyen de prouver par a + b l’utilité ou la nécessité de la culture. Mais je dirai ensuite que cette impossibilité n’a rien d’une faiblesse, au contraire. Cette impossibilité même témoigne que la culture a sa place aux côtés des autres valeurs humaines, et les plus hautes (notamment celles de la morale et de la religion), qui elles aussi, par définition, sont toujours révocables, et à jamais indémontrables. Une valeur ne se démontre pas, elle se choisit. À la question : « À quoi bon la culture ? », j’aurais pu ajouter, au choix : « À quoi bon la liberté ? », ou même : « À quoi bon la bonté ? ». Ce n’est pas seulement la culture qui ne peut prouver sa propre utilité, c’est l’homme tout entier qui ne peut se prouver à lui-même sa propre nécessité.

Autrement dit, le problème de la culture, si vaste soit-il, n’est qu’un cas particulier d’un problème plus vaste encore, celui de la définition que l’homme entend donner de lui-même, du choix que l’homme entend faire de lui-même. La « culture » est un choix toujours révocable. Mais la liberté aussi, la bonté aussi, l’homme aussi. Ce qui est spécifiquement humain, c’est ce qui est toujours discutable et contestable par l’homme même.

Il faut rappeler pourquoi, parce que c’est très important, et parce que cela nous conduit directement au rôle de l’école. Ainsi que le soulignait Hannah Arendt, l’homme est un être inachevé ; inachevé comme espèce et comme individu. Un être affligé ou doué de ce qu’on appelle la « néoténie » ; un être qui n’est presque rien à la naissance, un être qui a par définition la possibilité de choisir ce qu’il sera, et chez qui par conséquent l’éducation et l’instruction sont essentielles. Ce que l’homme partage avec l’animal, c’est tout ce qui est inné en lui, tous ses besoins et ses instincts vitaux. Ce qui est spécifiquement humain, ce ne sont pas les besoins naturels, ce sont les besoins culturels, à savoir les projets de l’âme ou les élans de l’esprit. Ce qui est proprement humain, c’est ce que l’homme acquiert, non ce qu’il est à la naissance. Et c’est d’ailleurs parce qu’ils ne sont pas innés, pas nécessaires naturellement, que la culture, ou la liberté, peuvent à tout moment être mis en question.

Ce dernier point est capital : le besoin de liberté et celui de culture ne s’éveillent pas tout seuls dans un être humain laissé à lui-même. Nous le savons de science certaine par l’exemple de ces enfants qui ont survécu hors de toute société humaine et qu’on a appelés les enfants sauvages. Ces enfants-là, élevés avec des loups, sont devenus des loups, non des hommes.

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C’est dire que si nous contestons l’importance de la culture au nom de l’utilité, de l’efficacité et de la rentabilité, ce n’est pas parce que nous nous inclinons devant je ne sais quelle vérité objective, c’est parce que nous avons choisi certaines valeurs, et que ces valeurs sont économiques. Nous ne sommes pas devenus des êtres purement matériels, nous sommes devenus des êtres matérialistes, ce qui est fort différent, et suppose un choix typiquement humain, même si ce choix se donne pour la reconnaissance d’une évidence. La volonté de croissance infinie, l’économie capitaliste et la chasse au profit sont bien autre chose qu’une simple obéissance à la nécessité de survivre. L’homme y déploie un désir typiquement humain, et faustien, de conquête, de puissance et de possession totales – toutes choses qui ne sont pas le fait des animaux.

Évidemment, à force de donner nos choix matérialistes pour des évidences, à force de nous aliéner dans nos propres choix, nous pourrions finir par oublier que ce sont des choix. Nos descendants, en tout cas, pourraient l’oublier. Ils pourraient se mettre à croire qu’il n’existe vraiment pas d’autre voie, pour l’être humain, que celui de l’économisme pur. Ils pourraient être réellement privés de tout accès à leur propre puissance d’idéal, ignorer réellement les ouvrages de l’esprit humain, et ce qui est le pire de tout, ignorer jusqu’au désir de connaître la culture et la liberté. Et du coup, la question : « À quoi bon la culture ? », dans leur bouche, ne serait plus une provocation, mais une exclamation sincère.

Nous n’en sommes pas encore là. Nous n’avons pas encore perdu le fil de notre humanité. Tant qu’il existera sur terre un seul humain digne de ce nom, rien ne sera compromis, et cet humain, se faisant le professeur de tous les autres, les jeunes en particulier, pourra à tout moment leur faire retrouver le sens et le goût de la culture, c’est-à-dire lui faire voir que nous sommes des êtres du choix, pas des êtres de l’obéissance à la nécessité. On ne peut pas prouver cela, mais on peut le faire éprouver.

La liberté, le jeune homme ou la jeune fille n’est pas en mesure de la désirer s’il n’en a pas la moindre idée, mais il ne voudra pas la perdre dès lors qu’il l’aura simplement pressentie, dès lors que son parfum, son souffle l’aura touché, ou touchée. Il faut commencer d’être libre pour savoir ce qu’est la liberté, mais ce commencement suffit. Eh bien, il en va de même pour la culture, qui est la sœur de la liberté, puisque c’est elle, précisément, qui nous fait éprouver que nous sommes les êtres du choix, non de la soumission. Eh bien, il faut commencer d’être cultivé pour comprendre ce qu’est la culture, et pour la désirer alors comme le bien le plus précieux. Mais ce commencement suffit.

Tout cela est bel et bon, direz-vous, mais qu’est-ce que ce commencement ? Comment le faire découvrir, comment l’enseigner ? Est-il seulement enseignable ? La culture est-elle un savoir ? Si la culture est quelque chose d’indicible et qui s’éprouve sans se prouver, comment faire pour y accéder, et surtout pour y faire accéder les autres, notamment les élèves ? Est-ce en leur dispensant chaque jour une heure d’humanisme obligatoire ? Non, bien sûr. L’humanisme ni la culture ne sont des savoirs ; ils sont bien plutôt un certain rapport au savoir. Mais ce rapport, je crois qu’il est relativement aisé de le susciter chez des jeunes ; plus facile, en tout cas, que de le faire chez des moins jeunes, car c’est à l’âge où l’on découvre le monde que l’on peut aisément découvrir, du même coup, que le monde est pensable, et faire, de l’expérience déposée dans les œuvres humaines, sa propre expérience.

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Je ne voudrais pas ici avoir l’air de flatter mon public, mais je tiens à dire que pour moi, la période où j’ai été élève du gymnase (il y a maintenant une quarantaine d’années, hélas), fut une des plus belles périodes de ma vie, au cours de laquelle j’ai eu la vive impression d’accéder à la culture, même si peut-être je ne me formulais pas cette impression dans ces termes-là. Ce que je veux dire, c’est que nous étions dans un rapport au savoir que je considère encore aujourd’hui comme le meilleur, le plus favorable et le plus fécond.

Je vois à cela deux raisons archisimples, et que vous connaissez bien mieux que moi. La première, c’est évidemment que l’âge du gymnase est celui de la fin de l’adolescence. Or cet âge, du point de vue de l’accès à la connaissance et au monde en général, est idéal. L’adolescent, par définition, tient à la fois de l’enfant et de l’adulte, tout en étant doué d’un génie propre à son âge. Il n’est pas complètement détaché de l’enfance, dont il garde un peu de la faculté formidable d’absorption et d’assimilation, de la souplesse et de l’adaptabilité. Il est déjà presque un adulte, c’est-à-dire qu’il est capable de « maturité », comme l’indique fort bien le nom des examens qu’il se prépare à subir. Il est capable d’accéder aux problèmes abstraits ou philosophiques. Mais avec tout cela, et par-dessus tout, il est… un adolescent, c’est-à-dire qu’il est à l’âge des élans, des passions, de la soif de connaître et de vivre. Bien sûr, l’adolescence est souvent une phase de turbulences et d’insécurité. Mais c’est aussi l’âge du possible, l’âge où se noue vraiment la relation de l’être et du monde.

Ce qui me conduit à la deuxième raison pour laquelle il me semble que le gymnase est, si je puis dire, le lieu privilégié de l’accès à la culture. Cette raison est encore plus élémentaire que la première. Pardonnez-moi de la répéter devant vous : c’est que le gymnase est le dernier moment de la vie au cours duquel l’élève reçoit un enseignement généraliste, qui touche à tous les domaines de la connaissance, donc de la vie. Le gymnase, c’est le dernier lieu où ce que C. P. Snow appela « les deux cultures », la culture scientifique et la culture littéraire, ne sont pas disjointes, puisque l’enseignement des mathématiques ou de la physique y côtoie celui de la langue maternelle, sans parler d’autres langues ou d’autres branches encore. À notre époque, où l’on nous répète que la connaissance généraliste est impossible, impensable, tant la matière de chaque spécialité est devenue énorme, ce moment qui précède immédiatement l’âge adulte, où chaque élève, bon gré mal gré, reçoit une formation à la fois scientifique et littéraire (sans parler de la formation artistique et de l’exercice de son corps), ce moment est vital dans la constitution d’un être humain digne de ce nom. Car si les professions ne sont plus généralistes, la vie humaine, elle, est toujours généraliste.

Bien sûr que les connaissances acquises au gymnase dans chaque domaine du savoir sont très modestes au regard de ce que le jeune homme ou la jeune fille devra apprendre dans sa future spécialité. Mais encore une fois la culture n’est pas un savoir, encore moins une quantité de savoir ; c’est un rapport au savoir. Or l’adolescence, cet âge de réceptivité, permet plus que tout autre la rencontre, la consonance entre les potentialités multiples de la personne et la multiplicité, la diversité des savoirs qu’on lui propose. L’adolescence est l’âge idéal de l’accès à la culture, s’il est vrai que celle-ci consiste en la découverte d’une relation entre ma propre expérience et l’expérience d’autrui, magnifiée, résumée, concentrée dans des œuvres humaines ; la culture commence avec l’intuition brusque ou progressive que mon moi le plus profond, le plus unique, le plus angoissé souvent, peut se reconnaître et se comprendre au miroir de telle ou telle création intellectuelle, scientifique, littéraire ou artistique. La culture, en ce sens, c’est l’harmonie du savoir universel et de l’expérience singulière.

Un triste lieu commun prétend opposer la culture à la vie. Alors que la culture est précisément la vie, ma vie devenue œuvre et découverte, comprise dans des créations artistiques ou scientifiques. Peu importe de quelles créations il s’agit. Ce peut être un roman, une musique, une peinture, une pensée philosophique, une démarche mathématique ; ce peut être un peu de tout cela. L’essentiel, c’est ce moment où le jeune homme ou la jeune fille comprend et sent que des œuvres humaines lui parlent de lui ou d’elle, tout en le portant au-delà de son être.

Je voudrais presque dire que la culture commence au moment où le jeune homme ou la jeune fille découvrent qu’ils ne sont pas seuls dans le monde. Bien sûr, pour n’être pas seul, il suffit de connaître d’autres gens. Oui, mais les autres gens ne suffisent pas toujours à comprendre votre solitude, car personne ne peut vous expliquer ni vous démontrer le sens de votre vie. Les œuvres de l’esprit ou de l’art ne le démontrent pas non plus, mais ils en témoignent, et c’est pour cela, grâce à cela qu’elles nous rejoignent au plus secret et au plus angoissé de nous-mêmes. Parce que toutes les œuvres humaines sont des tentatives, réussies, d’intelligence ou de beauté, et qu’elles sont donc toutes porteuses de quelque chose qui s’appelle le sens. Quand on demande : « À quoi bon la culture ? », je puis alors répondre : mais la culture est bonne précisément à apaiser en nous cette terrible et désespérante question : « À quoi bon ? ». La culture, en ce sens, c’est la découverte, souvent lente et hasardeuse, que la vie, notre vie est bonne à quelque chose.

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Vous trouverez sans doute que mes propos sont encore bien trop vagues. En outre, je n’ai pas encore affronté la question de la valeur respective des créations humaines, donc de la définition de la culture comme choix. Si la culture est la rencontre d’une expérience intime avec des œuvres, pourquoi, dans ces œuvres, faire des choix ou pratiquer des hiérarchies ? Pourquoi, si nous voulons revenir à cet exemple, Mozart ou Sophocle vaudraient-ils mieux que le show télévisé, ou le clip de MTV ? D’ailleurs, ce que le jeune ou le moins jeune aime dans le clip de MTV, n’est-ce pas précisément qu’on lui parle de lui, qu’on lui permet de sortir de sa solitude, et de communier, du coup, avec d’autres jeunes ou moins jeunes ? Pourquoi et comment peut-on dire que les clips, dont il fait sa culture, ne relèvent pas de la culture, même et surtout dans le sens que je prétends donner à ce mot ?

Première évidence, que vous connaissez mieux que moi : un enseignant se doit de respecter les jeunes qui aiment ce que lui-même n’aime guère. Je dirai même davantage : il se doit de respecter, outre les jeunes, les musiques mêmes et les images mêmes qu’ils aiment. Ce qui me frappe toujours, quand je regarde et que j’entends à la télévision des chanteurs à la mode, c’est, malgré la dimension marchande et commerciale de ce genre de spectacle ou d’émission (j’y reviendrai), une véritable sincérité, un véritable don de soi chez l’artiste, un véritable élan vers quelque chose qui serait beau ou qui serait grand. De manière générale, toute expression humaine est respectable. Car dès lors qu’un être humain veut s’exprimer, cela veut dire qu’il cherche à la fois à se comprendre, à partager, et à offrir aux autres ce qu’il a de meilleur.

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Respect, donc. Maintenant, je crois qu’il faut tenter de faire sentir la différence entre la consommation et la contemplation, entre l’effusion et l’expression ; entre le lieu commun, fût-il sincère, et la pensée libre. Ce que beaucoup de jeunes et de moins jeunes écoutent ou lisent ou regardent est habité par un élan vers l’œuvre, mais n’est pas œuvre nécessairement. Et surtout, si des gymnasiens se retrouvent si vite et si aisément dans tel clip de tel chanteur, c’est parce qu’ils ne se trouvent pas vraiment eux-mêmes, dans leur singularité, mais qu’on leur fourgue un stéréotype de leurs émotions et de leur vision du monde. Ils sont eux-mêmes plus complexes, plus riches que ce qu’on veut émouvoir en eux. Et s’ils ont l’impression que telle chanson trop sucrée ou trop salée les résume tout entiers, c’est qu’ils se font une idée trop simple d’eux-mêmes.

Car ce qui va vraiment parler au jeune de lui-même, c’est ce qui, du même coup, va le porter au-delà de lui-même. Et ce qui va vraiment parler à sa singularité, ce sont les œuvres universelles. Ce ne sont pas des pseudo-œuvres démagogiques, formatées pour son âge. Non, ce sont des œuvres qui n’ont pas été créées pour lui, ni pour personne en particulier d’ailleurs, mais qui ont été créées pour tous, comme le sont toutes les grandes œuvres. Ce sont celles-là qui vont parler de lui-même au jeune adolescent, tout en lui parlant de quelque chose qui le grandit.

Bien sûr, entre ce qui nous parle immédiatement mais n’est qu’un miroir de nous-même, et ce qui nous révèle vraiment à nous-même en nous grandissant, la différence ne peut se faire si facilement, ni d’un jour à l’autre. Mais la proposition constante et progressive, aux élèves, des œuvres dignes de ce nom, c’est-à-dire des créations nuancées, différenciées, étrangères à tous lieux communs comme à toute tentative de séduction et de prédation des esprits, cette simple proposition vaut toutes les démonstrations ou toutes les professions de foi. Elle permet de découvrir petit à petit ce qui, dans les œuvres humaines, n’est pas à consommer mais à contempler. Ce qui est à consommer, par définition, n’est plus rien lorsqu’on en a fini avec lui. Ce qui est à contempler se donne à nous sans jamais se perdre, et n’a jamais fini de nous enrichir. Quand je parle de contemplation, j’entends, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un acte qui n’est pas passif, mais un acte de réceptivité qui exige que l’esprit et l’âme soient en alerte. Pour consommer, il suffit de se laisser aller ; pour contempler il faut se donner, et se donner est une action.

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Pour revenir à la question de la hiérarchie : bien sûr qu’elle existe, bien sûr qu’il y a des œuvres supérieures, des œuvres universelles, des œuvres intelligentes, des œuvres belles, et d’autres qui le sont moins. Mais cette hiérarchie, qui semble choquer tant de nos contemporains, n’est pas une hiérarchie d’autorité, c’est une hiérarchie de fraternité. Plus une œuvre se révèle fraternelle à des générations successives, plus elle est grande, parce qu’elle est devenue, si j’ose dire, la sœur de beaucoup d’êtres humains, de beaucoup d’expériences humaines, et que sa lumière se répand sur d’innombrables consciences. Pour revenir à l’opposition entre la culture et les cultures : la culture n’est pas le contraire des cultures. On pourrait dire qu’elle « cultive » le meilleur de chacune d’elles ; qu’elle choisit ce qui, dans chacune d’elles, n’est pas seulement expression limitée d’un peuple, d’un âge ou de toute autre singularité, mais expression de l’être humain tout entier, de l’être humain comme tel.

La culture, c’est l’humanité soucieuse d’elle-même. Elle rassemble, pour nous les faire entendre, les voix les plus avisées et les plus fraternelles de l’humanité, afin que nous puissions mieux nous orienter dans ce monde, en discerner les chemins, et qui sait, en éviter les impasses ou les précipices.

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S’orienter dans le monde, discerner les chemins. Je voudrais dans la dernière partie de cet exposé insister là-dessus. Sans prétendre défendre la culture en invoquant des arguments utilitaires (ce serait aller sur le terrain de l’adversaire, sans espoir de victoire), je crois que la culture est « utile », au sens le plus élevé du terme, utile à la conscience, parce qu’elle permet à l’être humain de mieux savoir qui il est, ce que sont les autres hommes, ce qu’est le monde. Elle lui permet de n’être pas dupe de soi-même ni d’autrui. En ce sens, et une fois de plus, la culture rejoint la liberté. Et si la culture a évidemment quelque chose à voir avec l’instruction, elle est cependant bien davantage que l’instruction. Je disais qu’elle était un certain rapport au savoir. Je pourrais préciser : elle ordonne le savoir à l’exigence de liberté.

Car qu’arrive-t-il dans une société instruite mais non cultivée ? Il arrive par exemple qu’un nombre non négligeable de personnes, souvent fort instruites, croient en le gourou Raël, qui se prétend confident des extra-terrestres et demi-frère de Jésus. Ou croient aux élucubrations du fameux Temple solaire, de sinistre mémoire. Il arrive que le créationnisme, depuis longtemps rejeté aux oubliettes par la science, s’enseigne aux États-Unis dans des établissements qualifiés d’universités.

Autrement dit, une société instruite, instruite mais sans culture compte autant de dupes et d’aliénés qu’une société ignorante. Les connaissances sont une bien belle chose, mais encore faut-il qu’elles innervent tout le tissu de notre conscience et de notre vie ; encore faut-il qu’elles fassent partie de nous-mêmes, qu’elles confèrent à notre personne tout entière leurs richesses et leur cohérence. Si tel est le cas, Raël, le Temple solaire ou les créationnistes ne retiendront même plus notre attention, ils ne seront guère plus que des bruits parasites, que notre intelligence éliminera tout naturellement pour se concentrer sur les messages sensés. Notre science, unie à notre exigence intellectuelle et morale, notre exigence de liberté, sera devenue capacité de discernement.

Vous me rétorquerez que même des gens cultivés peuvent manquer de discernement, et croire à des bêtises. C’est peut-être une question de vocabulaire, mais j’y reviens et j’y insiste : on aurait tort de parler de gens « cultivés » pour désigner simplement des gens qui savent beaucoup de choses, fût-ce dans beaucoup de domaines. Les gens qui croient à des bêtises ne sont donc pas cultivés ; leur savoir n’est pas leur expérience la plus intime, il n’est pas en même temps leur humanité la plus exigeante. Bref, leur savoir n’est pas leur savoir, mais une pièce rapportée. La culture, au sens où je veux l’entendre, met en contact, en nous, le monde de l’intelligence et du savoir avec le monde de la contemplation esthétique et de l’exigence morale. La culture est toujours « générale ». Elle est notre plein éveil.

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Je vous ai donné un exemple de discernement qui implique le bon usage du savoir. Mais ce même discernement peut s’appliquer au bon usage de la sensibilité, dans le domaine de l’art. J’ai lu récemment dans un grand quotidien français l’interview d’un chorégraphe très à la mode, qui vient de créer à l’Opéra de Paris un spectacle qui mêle des musiques de Mozart, remixées, et des musiques de Céline Dion, non remixées. Commentant sa création, ce chorégraphe (il se nomme Alain Platel), s’exprimait en ces termes : « La question est de savoir si les larmes suscitées par Mozart sont de qualité supérieure à celles que suscite une chanteuse populaire. » Et la réponse, pour notre homme, est évidemment négative. Céline Dion vaut Mozart, cela va de soi. Cette réponse est d’ailleurs contenue dans la question, parce que les larmes sont les larmes, et leur analyse chimique, après le Requiem de Mozart ou une chanson de Céline Dion, donnerait le même résultat.

En tout cas, voilà bien une question révélatrice de l’inculture contemporaine, pour laquelle la mesure de toute chose, l’alpha et l’oméga de la qualité, c’est l’émotion, l’émotion et encore l’émotion. Si l’art crée de l’émotion, alors il est bon, alors il est grand, alors il est de la plus haute qualité. Et précisément, les 99 % des musiques dont nos oreilles, et celles des jeunes, sont assaillies à journée faite, ce sont des musiques qui suintent l’émotion, qui distillent l’émotion, qui n’existent que pour susciter l’émotion, comme si l’émotion était une fin en soi, un gage de qualité et de vérité. M. Alain Platel ne semble pas voir que même si le Requiem de Mozart peut faire pleurer, sa qualité tient à tout autre chose qu’à la quantité de larmes qu’il fait couler. Dans cette œuvre les harmonies et les mélodies expriment l’être humain avec une pénétration, une compassion et une intelligence qui sans doute émeuvent, mais ne font pas qu’émouvoir ; et si nous pleurons à l’entendre, nous sommes comme l’héroïne de La Belle et la Bête, le beau film de Jean Cocteau : nous ne pleurons pas des larmes mais des diamants.

Seulement, pour savoir cela, pour le sentir, pour le comprendre comme une évidence irrécusable, il faut être formé, éduqué à la musique. Pour comprendre que l’émotion n’est pas le critère de la qualité, il faut parcourir tout un chemin, il faut avancer dans la connaissance esthétique et la connaissance morale – dans la connaissance de l’art et dans celle de l’être humain. Bref, il faut être cultivé.

En revanche, dès lors que ce chemin est parcouru, l’on n’a guère besoin que de quelques secondes, tout au plus, pour discerner non seulement la musique purement émotive et sentimentale de la musique à valeur spirituelle, non seulement la mauvaise musique de la bonne, mais, ce qui est plus important encore, la fausse musique de la vraie : car j’y insiste, même si nombre de chanteurs et de chanteuses de MTV sont profondément sincères dans leur volonté de s’exprimer et de susciter une émotion qu’ils sont les premiers à ressentir, ils n’en sont pas moins dupes d’une musique faite au kilomètre, et d’émotions stéréotypées. En dernière analyse, ils sont dupes, et leur public avec eux, d’une musique fabriquée pour nous faire ouvrir notre porte-monnaie. Autrement dit, s’il est vrai que le mot d’« émotion » semble être le maître mot de notre temps, ce mot, en réalité, en cache un autre, qui est bien sûr le mot de « profit ». Le profit, qui utilise d’autant plus aisément les émotions qu’elles sont sincères. Bref, la vérité et le mensonge existent en esthétique comme ils existent ailleurs. En art comme dans les autres créations humaines, il y a ce qui nous libère et ce qui nous asservit.

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Ce qui permet de distinguer l’un de l’autre, c’est ce que j’appelle la culture, c’est-à-dire la fusion du savoir et de l’expérience, et plus encore la fusion des facultés, c’est-à-dire la possibilité que notre part intellectuelle, notre part morale et notre part esthétique soient en constant dialogue, et se communiquent leurs exigences respectives.

Sans doute, je ne prétends pas que la culture, même dans ce sens très élargi que je veux lui donner, soit la seule voie qui permette aux humains de conquérir leur humanité. « L’éducation du genre humain », pour reprendre la formule de Lessing, passe aussi par la morale ou la religion, par l’apprentissage du civisme, par le simple respect d’autrui et de soi-même. Il va de soi que des gens sans culture (c’est-à-dire sans familiarité avec le monde de la pensée ou de l’art) peuvent être profondément « humains » et en remontrer sur ce point à des gens « cultivés ». Mais je l’ai suffisamment dit, la vraie culture, si elle passe par « les humanités », est d’abord quête de l’humanité, et n’est donc jamais détachée du souci éthique ni du souci métaphysique. C’est d’ailleurs bien pourquoi, lorsque la barbarie nazie l’a mise en question, elle mettait en question du même coup toutes les autres dimensions de l’esprit et de l’âme humaine.

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Je reviens une dernière fois à la culture dans son rapport avec l’école : il n’est pas question, bien entendu, de fourguer à de jeunes élèves toutes les considérations théoriques que je vous inflige pour tenter de montrer la valeur et la nécessité de la culture. Il suffit de leur présenter des œuvres, des œuvres et encore des œuvres, de littérature, de sciences, de philosophie, de les travailler avec eux, donc de les aider à se laisser enrichir par elles, de les aider à y trouver, éventuellement, des réponses aux questions qu’ils posent, mais plus sûrement à y trouver des questions que peut-être ils ne se sont pas encore posées. Ils sentiront d’eux-mêmes que l’accès à la culture est indissociable de l’accès à la liberté.

Ce n’est pas à vous que je l’apprendrai : l’enseignant est un médiateur. Il permet aux élèves de pressentir que le monde, avant eux et autour d’eux, a accumulé des trésors de pensée, de beauté et d’exigence, et que ces trésors, ils peuvent se les approprier ; que tout ce qui est grand est aussi ce qui est à leur portée, précisément parce que cela est grand, c’est-à-dire fraternel. L’élève alors découvre peu à peu que dans la mesure où il croit en la valeur d’autrui, il peut croire en sa propre valeur. Plus il sentira la force des œuvres des autres humains, ceux qui l’ont précédé dans la vie, mieux il pourra croire en lui-même et à ses propres forces. Et quand ce sera son tour d’être un adulte, il pourra permettre à ses propres enfants de croire en eux-mêmes. À quoi bon la culture ? À faire que l’humanité continue.

Etienne Barilier